Bruits
C'est toujours calme à Paris. Je crois pas avoir jamais entendu une explosions de son, comme ça peut être courant à Casa.
La mémoire est quelque chose de véritablement complexe. Je vous avais déjà parlé du pouvoir mémoriel des odeurs, mais j'ai également découvert son aspect auditif. Il m'arrive de me laisser dériver, de repartir en sens arrière, à cause d'un bruit qui a relancé une interprétation. Un petit bruit de la vie quotidienne en amène un autre, et bientôt c'est un souvenir entier qui réapparait dans mon esprit. Ces petites perceptions servent à ce que reviennent des « souvenirs de luxe » comme dirait Bergson. Notre oreille nous plonge ainsi, presque malgré nous, dans un passé frappant. Le bruit se saisit du souvenir dans la mémoire et nous nous le donne à vivre dans le présent.
Récemment, un chantier s'est développé dans les environs de mon lycée. Et bien évidemment, il m'a rappelé Casa. Car celle-ci, aussi loin que je m'en rappelle, a toujours été en travaux, construite et reconstruite de partout, s'agrandissant à vue d'œil, se retapant sans cesse. A toute heure du jour ou de la nuit, et surtout tôt le matin, je pouvais entendre le bruit des marteaux, des fers en train d'être forgés, des ouvriers discutant et écoutant de la musique. Ces sons de travaux me rappellent l'ambiance de la ville, plus chaude et vibrante que Paris, figée dans son histoire. Casa est une véritable métropole du sud, constamment en ébullition.
Une chose me manque particulièrement, ce sont les concerts de klaxons, qui rythment les journées bidaouies. Dès l'ouverture des bureaux le matin, entre midi et deux, et quand les gens rentrent chez eux, Casa voit ses artères bouchonner sans arrêt, les voitures évoluant à une vitesse quasi-nulle, frôlées par des mobylettes rutilantes pétaradant dans un tonnerre insupportable. L'heure de pointe que j'ai le plus vécue était celle de la sortie des classes quand les mamans/chauffeurs venaient récupérer leurs petits rois. C'était dès lors, un spectacle incomparable où le préposé à l'enfant se garait en double file, attendait ce dernier devant la porte, tandis que derrière son véhicule garé n'importe comment générait une longue file de voiture derrière lui, la main portée sur l'avertisseur. Car il faut savoir qu'au Maroc, le klaxon constitue l'élément de base primordial pour communiquer : quand il s'agit de dire que le feu s'apprête à tourner au vert, de saluer un voisin, d'insulter un quidam, de draguer une jolie fille, c'est en faisant retentir son engin le plus fort que l'on se fait remarquer. A Paris, j'entends très rarement de tels bruits. Ils sont au mieux éloignés de mon lycée, et quand ils retentissent, j'ai l'impression que tous les passants se retournent pour voir ce qu'il se passe.
Si un bruit peut ramener un souvenir, une absence peut également le favoriser. Ainsi, à Paris, le son étouffé des vagues est remplacé par la sonnerie stridente et récurrente des pompiers et de la police qui parcourent quotidiennement la ville. Il n'y a pas la présence des piaillements humains qui contribuent à créer un certain charme qui opère à Casa. Mais j'ai de la chance, car ma classe est située au dernier étage du lycée, et les fenêtres sont anciennes et délabrées. Elles laissent donc filtrer les sons de l'extérieur, à la différence du double vitrage de mon foyer. Il m'arrive parfois d'ouvrir ma fenêtre au moment où je me couche et de me laisser bercer par la route.